L’insoutenable légèreté de l’être
Christine Dössel - Sueddeutsche Zeitung (4 août 2008)

La trilogie ‘Sad Face / Happy Face’ de Jan Lauwers et Needcompany est une ode à la vie, en dépit de la souffrance et de la mort Remarquable, et presque magique : vous êtes assis pendant six heures sur une chaise en plastique dure et inconfortable, et vous écoutez une série d’histoires tout aussi dures et inconfortables. Vous plongez à corps perdu dans les apories et les excès du 20e siècle, dans la tristesse, la désespérance, le suicide, la mort. Vous regardez les images glaçantes (dans ‘Le Bazar du Homard’) de deux jeunes sur une plage qui échangent, pendant plusieurs minutes, coups et coups de pied sous le regard placide de leurs pères respectifs. Dans une scène insoutenablement longue de ‘La Maison des cerfs’, vous regardez une mère que tente vainement d’habiller le cadavre nu et rigide de sa fille. Vous traversez la maladie, la guerre et la misère absolue – et finalement, vous quittez la salle avec un étrange sentiment d’allégresse. Votre cœur bat gaiement et la chanson qui sert de fil rouge musical à ‘La chambre d’Isabella’, la première partie de la trilogie de Jan Lauwers, ne quitte plus vos lèvres. ‘We just go on an on an on…’. ‘Continuer’, voilà l’idée-force de cette soirée. Et c’est également la solution. Jan Lauwers, fondateur, directeur, metteur en scène et inspirateur de la troupe belge Needcompany, n’est plus à découvrir. Il peut à présent être dignement célébré au Festival de Salzbourg : comme un pilier de l’avant-garde internationale, dont le théâtre reste tellement rafraîchissant par son anticonformisme et sa variation qu’il est comme un courant d’air qui balaye la scène et apporte une bouffée de décontraction, de liberté et de complète sérénité. Sous l’impulsion de Thomas Oberender, le directeur des spectacles du Festival de Salzbourg, Lauwers a complété ses deux pièces ‘La chambre d’Isabella’ (2004) et ‘Le Bazar du Homard’ (2006) par une troisième partie – ‘La Maison des cerfs’ – dont la première a eu lieu à Salzbourg. C’est ainsi qu’est née une trilogie sur la ‘condition humaine’, qui a été jouée à la Perner-Insel à Hallein comme un spectacle total (il reste une seule représentation, mardi à partir de 16h00) : une ode à la vie et à l’art, vus par la lorgnette de la souffrance et de la mort. Ce n’est pas un spectacle pour les traditionnalistes du réalisme psychique télévisé, mais c’est un pur délice pour tous ceux qui savent apprécier le théâtre comme une œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk) – théâtre, musique, performance, danse et art plastique. Chacune des trois pièces peut se voir de manière indépendante, mais la représentation totale présente une plus-value. Elle jette un pont entre le passé et la peur de l’avenir, puis revient au présent, toujours avec la perte d’êtres aimés comme thème central, et avec un lien entre l’action et une quête individuelle. ‘La chambre d’Isabella’, cette valeur sûre de la troupe, unanimement acclamée, était dédiée au père défunt de Jan Lauwers, qui a légué à son fils une collection d’objets ethnologiques. Ces objets s’emparent de la scène : statuettes et figurines de l’Égypte ancienne et de l’Afrique noire colonisée, rassemblées sur des tables, comme sur un étal de foire. Frustration et désir La chambre d’Isabella est un mélange de musée, de marché aux puces et de lieu du désir. C’est ici que la merveilleuse comédienne Viviane De Muynck, la grande dame absolue de Needcompany, en Isabella âgée et devenue aveugle, égrène les souvenirs de sa vie remplie d’amants, de mensonges et d’espoirs trompeurs. C’est une quête fiévreuse de sa propre histoire, privée de père, et de celle de tout le 20e siècle, racontée à plusieurs voix (et en plusieurs langues) par les vivants comme par les morts, de façon directe et indirecte, dans des scènes racontées et des scènes jouées, par des chœurs parlés et des chants choraux, en danses expressives et en chansons qui font chaud au cœur. Hans Petter Dahl, qui a composé avec Maarten Seghers la musique de toute la trilogie, est non seulement un excellent compositeur et chanteur, mais dans le rôle d’Alexander, le grand amour d’Isabella, il signe également une brillante performance d’acteur. Rien que la vue des danseurs de Jan Lauwers, la grâce de leurs corps représentés de manière presque sculpturale, les impulsions de leurs mouvements fluides, tout cela est un plaisir artistique suprême : l’expression de la beauté, de la fragilité, de la frustration et de la joie de vivre. ‘La chambre d’Isabella’ regorge d’allusions contemporaines et de fantasmagories surréalistes. La mise en scène respire autant l’esprit des rites africains que celui des grands opéras, mais le ton sous-jacent est tellement relax, s’apparente tellement à une bonne blague un peu salace, que le danger du kitsch et du pathos est étouffé dans l’œuf, au profit d’une légèreté qui donne des ailes, par-delà toutes les souffrances et les époques. Dans ‘Le Bazar du Homard’ – la deuxième partie de la trilogie, la moins réussie – il n’en va pas toujours ainsi. Dans la tragédie d’un couple qui pleure le décès de son fils, l’ambiance est d’une sentimentalité mélodramatique, et les nombreux personnages symboliques et intrigues secondaires du scénario forment un écheveau épique dans lequel la pièce s’englue constamment. Et une fois encore, l’art s’empare de la scène : une construction faite de formes géométriques légères et d’accessoires de décor amovibles qui suggèrent un laboratoire, mais également les molécules qui y sont étudiées. Nous nous trouvons dans le cerveau halluciné d’Axel, le technicien en génétique (Hans Petter Dahl), qui par désespoir de la mort de son fils Jef (Tijen Lawton) envisage de se suicider. Un incident comique l’en dissuade cependant : dans un restaurant (voir le titre), un serveur lui envoie tout un homard en sauce sur ses vêtements – point de départ burlesque pour un voyage qui nous emmène non seulement dans l’âme obscure d’Axel, analysée par une psychiatre (Anneke Bonnema), mais également dans un monde à la fin de la civilisation. Les créations du laboratoire génétique d’Axel – un ours chantant, et le premier clone humain qui porte le nom de Salman – y jouent un rôle aussi pathétique et menaçant que les signaux d’alarme du 21e siècle que sont les criminels, les rebelles et les sans-papiers. Il s’agit d’une question d’identité, de chagrin et d’angoisse, mais ici aussi, cela finit – malgré toutes les souffrances – en ode à la vie : avec des passages de comédie musicale qui font penser au ‘Dancer in the Dark’ de Lars von Trier et des danses qui témoignent d’une énergie magique. Dans la nouvelle pièce, ‘La Maison des cerfs’, Jan Lauwers, enfin, confronte sa troupe au présent de la guerre et il entame une réflexion tendre et intelligente sur la vérité et la fiction, nichée dans un monde féerique. Cela commence par un autoportrait : tandis que la troupe se prépare à la pièce tout en bavardant en sur- et sous-vêtements, on leur annonce que le frère de la danseuse Tijen Lawton (qui joue son propre rôle) a été tué par balle alors qu’il travaillait comme photographe de guerre au Kosovo. La réalité fait ainsi irruption dans le monde de l’art – le frère de Lawton a bel et bien été tué en 2001 – et à partir d’un journal intime fictif du défunt, la compagnie se lance dans une méditation scénique sur la guerre et la violence, qui l’entraîne dans le monde aussi archaïque qu’utopique de ‘La Maison des cerfs’. Des bois en caoutchouc et des oreilles de hobbits Des cadavres de cerfs blancs, en plastique, envahissent la scène, comme des sculptures de Beuys. Des bois de cerf en caoutchouc sont suspendus à des porte-manteaux – nous nous trouvons dans un monde étrange et magique. Pourvus d’oreilles de hobbits et vêtus de costumes de lutins et d’elfes, les comédiens forment une communauté d’éleveurs de cerfs qui vit isolée dans la montagne. Arrive un photographe de guerre (Benoît Gob) avec le beau cadavre d’Inge (Inge Van Bruystegem), la fille de la matrone de la maison des cerfs, Viviane De Muynck. Le photographe a été forcé à la tuer afin de sauver son enfant, et il se fait tuer à son tour, ce qui entraîne de pénibles discussions parmi les vivants et les morts. ‘Vivre, c’est toujours détruire’, dit le photographe dans son journal intime, et c’est aussi de cela qu’il s’agit dans la pièce. Mais uniquement pour nous consoler et nous masser le cœur, comme le font les gens de ‘La Maison des cerfs’ à leurs animaux avant de les abattre.

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