Jan Lauwers réenchante le monde, infiniment pluriel et résolument fémininiste, dans "Le Poète aveugle"
Fabienne Arvers - Les Inrockuptibles (18 octobre 2017)

Jan Lauwers propose un fantastique portrait de groupe comme une machine à remonter le temps et démonter les préjugés avec le dernier opus de la Need Company : "Le Poète aveugle".

On peut découvrir la Needcompany, fondée par Jan Lauwers et Grace Ellen Barkey en 1986, en allant voir Le Poète aveugle et l’on en sortira, bouleversé et extatique, en ayant fait leur connaissance, eux et les membres de leur troupe, remontant leur histoire sur des générations pour nous parler de l’humanité. De nous à travers eux. D’un nous qui inclut leurs ancêtres sans que se rompe le fil des générations pour former le motif singulier d’existences au présent. Autonomes et libres. Aimantes et résistantes. Avec cette particularité de la Need Company de réunir en son sein plusieurs nationalités, faites de métissages et d’épopées géographiques, où se trame,quand on s’y penche, l’histoire des guerres, des religions et des cultures où notre époque vacille.

On peut aussi suivre les créations de la Needcompany depuis ses débuts parce qu’on a eu la chance de voir leur première pièce, Need to know, au théâtre de la Bastille à la fin des années 80, et qu’on est tombé raide dingue de leur folie théâtrale mêlant furieusement l’énergie des corps à celle de la musique, le jeu des acteurs à celui de scénographies aussi inventives que rudimentaires. Et de cette scène, manifeste autant que prémonitoire, où Grace Ellen Barkey sautait sur une table au son de Lust for Life d’Iggy Pop, et qui a pour toujours pris place dans notre best of de scènes cultes.

Alors, on sort de ce Poète aveugle éblouie, ravagée de bonheur. Ce n’est pas un oxymore. C’est tout sauf une formule stylistique, c’est essayer d’approcher au plus près l’émotion procurée par cette succession de portraits qui forme l’ossature du spectacle où chacun des interprètes remonte son arbre généalogique dans une mise à nu extraordinaire de drôlerie, d’impudeur délicate, caracolant d’un continent et d’un siècle à l’autre comme dans un jeu de l’oie spatio-temporel où les rencontres et le hasard sont générateurs d’histoires qui finissent par se refléter et coïncider avec nos vies, nos expériences, nos souvenirs.

“L’histoire est écrite par les vainqueurs”

L’idée du Poète aveugle est née de ma visite à la grande mosquée de Cordoue, écrit Jan Lauwers dans le dossier de présentation. Cordoue était la capitale de ce monde-là (au VIIIe siècle, ndlr), avec ses 300 000 à 1 million d’habitants. Les femmes étaient puissantes, traduisaient Platon, l’athéisme était courant. Plusieurs bibliothèques, plus de 600 000 livres, etc. A titre de comparaison : la plus grande ville du monde chrétien était Paris, avec environ 30 000 habitants. La plus grande bibliothèque chrétienne comptait 60 000 livres, et Charlemagne était analphabète. Qu’est-ce que cela signifie au juste ? Pourquoi l’histoire nous ment-elle et nous trompe-t-elle toujours ? L’histoire est écrite par les vainqueurs. Par des hommes. "

Le Poète aveugle s’ouvre sur le portrait de Grace Ellen Barkey, née dans l’île de Java en Indonésie dont elle porte le costume flamboyant, doigts élégamment recourbés. Affublée d’un grimage et de chaussures de clown, elle se présente et répète son nom jusqu’à le scander, le hurler, le pleurer, accompagnée et soutenue par les acteurs et musiciens placés à l’avant-scène. Une déflagration de guitares électriques et de voix qui précède un récit tout en humour pour décrire ses origines indonésienne, musulmane, chinoise, allemande, guyanaise, le départ de sa famille qui vient se réfugier en Europe et pose ses valises en Hollande où elle grandit, avant de rencontrer Jan Lauwers et de partir vivre en Belgique.

Puis ce sera le tour de Maarten Seghers, neveu de Jan Lauwers, interprète et compositeur de la compagnie depuis 2001, qui nous parlera de ses ancêtres forgerons et armuriers, du Norvégien Hans Petter Melo Dahl et de la Néerlandaise Anna Sophia Bonnema, couple explosif et navigateurs dans l’âme.

L’identité au cœur du spectacle

Après l’entracte, on plonge avec délices dans l’art délicat de Benoit Gob pour évoquer une enfance chaotique et dans l’évocation de la fuite de Minsk en 1941 par le grand-père juif de l’Américain Jules Beckman, irrésistible cow-boy sous LSD, élevé par une mère hippie. Enfin, rayon de soleil illuminant la scène, le danseur tunisien Mohamed Toukabri clôt le spectacle en arabe avec les vers somptueux du poète syrien aveugle Abu al’ala al Ma’arri du Xe siècle, qui donne son titre au spectacle.

Dans le dispositif mis en place par Jan Lauwers, si les interprètes se succèdent de portrait en portrait, ils interagissent sans arrêt entre eux, se soutiennent, s’interpellent, s’interrompent et manipulent les accessoires du décor. De la carcasse d’un cheval à des robots archaïques qui se battent à l’épée, d’une armure enfilée comme une ceinture de chasteté à l’intrusion d’une gigantesque boule de plastique hérissée de piquants dans laquelle se débat Grace Ellen Barkey et qui figure, ludique et monstrueuse, le syndrome de Lynch, cancer contre lequel elle s’est battue.

C’est que l’identité qui est au cœur du spectacle dépasse de très loin la notion étriquée et nauséeuse qui pollue l’histoire contemporaine et donne au Poète aveugle une dimension à la fois politique et intime que l’on rêve de faire partager au plus grand nombre.

Dans un texte éclairant proposé au public, le dramaturge Erwin Jans indique : “Chacun n’a qu’une identité, dit Amin Maalouf, mais celle-ci se compose de nombreuses facettes et horizons. C’est pourquoi, outre à un ‘examen de conscience’, il propose de procéder également à un ‘examen d’identité’. Cela ressemble à la méthode généalogique que propage Nietzsche : plus on remonte dans le passé, plus on trouve de couches dont est composée notre identité, et plus ‘impur’ on devient. (…) Maalouf se sert également de cette image : ‘L’identité d’une personne n’est pas un patchwork, c’est un dessin sur une peau tendue ; qu’une seule appartenance soit touchée, et c’est toute la personne qui vibre.’ (…) Jan Lauwers prend au sérieux cette vibration islamique au sein de l’identité européenne et il l’a fait clairement retentir dans son spectacle.”

Il reste cinq jours pour aller voir Le Poète aveugle. Un conseil, allez-y tambour battant.

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