Comment vivre ensemble aujourd’hui ?
Karel Vanhaesebrouck - Etcetera (-- septembre 2017)

Jan Lauwers : par-delà le postmodernisme

Etcetera a demandé à Karel Vanhaesebrouck une analyse critique de l’œuvre récente de Jan Lauwers. Cela fait plusieurs décennies que le primus inter pares de Needcompany est considéré comme quelqu’un qui compte en Flandre. Mais n’y a-t-il pas un fossé qui se serait creusé entre le prestige artistique et la qualité ? Pour Vanhaesebrouck, la réponse est non. Il concentre son analyse sur Le poète aveugle (2015), qu’il estime emblématique de l’œuvre de Lauwers depuis La chambre d’Isabella (2004), unanimement salué par la critique.

Depuis 1979 déjà, Jan Lauwers construit son œuvre sans relâche, non seulement en tant que créateur de théâtre, mais aussi en tant que plasticien (voir sa récente exposition Silent Stories à Bozar). Avec Fabre et De Keersmaeker, il est devenu l’un des monstres sacrés du monde du théâtre flamand, et il dispose de sa propre structure autonome, d’un impressionnant palmarès international et d’un fidèle aréopage de collaborateurs. Valeur sûre en Flandre, et avant-garde acclamée à l’étranger, jusqu’à Shanghai.

Lauwers et sa génération ont fait école avec un théâtre que le théâtrologue Hans-Thies Lehmann a qualifié de ‘postdramatique’, un théâtre antinarratif, antipsychologique et antimimétique qui n’entendait plus narrer des récits cohérents, portés par des personnages aux motivations claires, mais qui au lieu de cela lançait au spectateur une série de fragments scéniques. Entre leurs mains, la réalité devenait un puzzle complexe plutôt qu’un récit ordonné. Le théâtre postdramatique réunissait sous un dénominateur unique des pratiques très disparates, et il évolua vers un modèle d’une grande légitimité culturelle et institutionnelle.

Ces dernières années, Jan Lauwers est parvenu à s’extirper de ce carcan postdramatique. Son théâtre est devenu plus généreux, plus accessible, davantage axé sur la narration et le partage que sur la confusion dramaturgique. Ce développement est devenu concrètement visible dans sa trilogie Sad Face | Happy Face, dont le premier volet, La chambre d’Isabella (2004), fut le point de basculement majeur de cette évolution. Depuis ce spectacle, Lauwers met souvent en scène la sphère hyperpersonnelle dans un rapport tendu au vaste monde extérieur. The artist growing old semble aussi s’adoucir, devenir plus mélancolique. Des questionnements sur l’histoire, la généalogie et l’impermanence semblent affleurer de manière de plus en plus insistante. Dans Le poète aveugle (2015), Lauwers parvient à une synthèse de la quête qu’il mène de manière constante depuis La chambre d’Isabella, et qui consiste à faire en sorte qu’un théâtre éminemment personnel transcende la vanité afin de parvenir à toucher le public et lui faire se poser des questions sur lui-même.

 

La grande et la petite histoire

Dès son parcours de formation terminé, chaque étudiant du cours d’art dramatique du Conservatoire de Liège (ESACT) réalise une ‘carte d’identité’. Pour cet exercice, il ou elle doit creuser son histoire familiale et y chercher des liens avec le contexte historique plus large. Il s’avère qu’à chaque fois, la petite histoire est plus fortement imbriquée dans la grande histoire qu’on aurait pu le penser a priori. De même, on pourrait voir Le poète aveugle comme une série de cartes d’identité des membres de Needcompany.

L’idée du spectacle est née lors d’une visite de la mosquée de Cordoue, l’une des principales villes du royaume mauresque (711-1492), et dont la période culminante fut le califat de Cordoue (929-1031), qui était à cette époque le centre des cultures arabe et juive. La tolérance religieuse était une valeur centrale du califat, y compris envers les chrétiens. Avec ses bibliothèques, le régime stimulait un progrès scientifique et culturel sans limites, et ce plus de six cents ans avant le siècle des Lumières en Europe. A Cordoue, Lauwers a vu de ses propres yeux que les chrétiens avaient effacé une partie de l’architecture pour construire une cathédrale. La Mezquita fut d’abord un temple romain, puis une église wisigothe, sur laquelle les Maures construisirent une mosquée, qui fut donc transformée en cathédrale au 13e siècle. Dans le complexe architectural qui subsiste aujourd’hui, toutes ces strates sont visibles. L’histoire s’y dévoile comme un palimpseste : chaque couche en cache une autre, nouvelle, qui enrichit la précédente.

Après sa visite, Lauwers se plonge dans la poésie de l’islam, et la richesse culturelle de l’époque mauresque le fascine. Cette richesse ne repose pas sur la force d’une seule culture, mais sur le jeu continuel d’influence et d’échange entre cultures et histoires. Alors que notre époque semble de plus en plus fascinée par des idéaux de pureté monoculturelle, Cordoue nous enseigne que les généalogies ne sont jamais univoques ou pures et qu’à l’origine, l’Europe est multiculturelle au plus profond de ses fibres. Mais voilà, l’histoire est écrite par les vainqueurs. C’est ainsi que ces Lumières arabes ont disparu de la mémoire culturelle occidentale.


Identité et communauté

Pour Le poète aveugle, Lauwers a composé sept portraits biographiques à partir d’entretiens détaillés avec les membres de Needcompany et d’un examen approfondi de leurs arbres généalogiques respectifs. Non seulement ils avaient en commun leurs racines multiculturelles, mais il s’avéra que leurs petites histoires étaient liées par une foule de lignes insoupçonnées à la grande histoire, ainsi qu’entre elles. Le spectacle fait s’entrecroiser des histoires familiales dans lesquelles vérité et fiction se mélangent.

C’est Grace Ellen Barkey, l’épouse de Lauwers, qui ouvre le spectacle. ‘Je suis un miracle multiculturel,’ s’écrie-t-elle. ‘Grace Ellen Barkey. Multiculturality’. Indonésie, Chine, Allemagne et Pays-Bas : tout cela coule dans ses veines. Mohamed Toukabri l’interrompt : ‘Tu es peut-être un miracle multiculturel, mais moi je suis la monoculture la plus pure.’ On le voit par la suite en Arabe bling bling en costume trois pièces, vissé à son smartphone. Maarten Seghers nous plonge au cœur de la première croisade, dans les aventures de Godefroid de Bouillon, où l’occident chrétien entre en clash violent avec le Moyen-Orient musulman. Benoît Gob, déguisé en crimiclown, raconte pour sa part sa jeunesse difficile à Liège, pleine de misère et d’ivrognerie. Jules Beckman est le cowboy de la bande, avec bottes, Stetson et guitare. Hans Petter Dahl nous emmène chez les Vikings de Scandinavie, ‘le nord brumeux’, et sa femme Anna Sophia Bonnema est une mennonite de Frise.

Certes, certains portraits exploitent avidement toutes sortes de clichés culturels, romancent les aïeux et leur descendance et mythologisent le passé familial. Par moments, ils se livrent à une autocritique sans complaisance, comme lorsque le héros viking Dahl confesse qu’il n’est pas parvenu à sauver un gamin de la noyade parce qu’il était trop ivre et défoncé. Tandis que l’Occidental célèbre son autonomie libertaire sur la berge, un enfant meurt dans l’eau. Nous voici soudain ramenés en Europe méridionale, en Méditerranée, où les réfugiés se noient par dizaines, tandis que les dirigeants européens palabrent sur leur sort.

Comment vivre ensemble aujourd’hui ? La tension entre l’individu et la collectivité est souvent au cœur des spectacles de Lauwers. Place du Marché 76 (2012) montre que le réflexe identitaire vient souvent compliquer les choses.  C’est une fable d’une noirceur absolue de la trempe de Twin Peaks de David Lynch ou du Dogville de Lars von Trier, dans laquelle une petite communauté fermée est frappée par un malheur terrible qui met à l’épreuve sa cohésion et sa résilience. Un banal accident – une bonbonne de gaz qui explose sur la place du marché – déclenche une série de catastrophes qui sèment la mort et la destruction dans ce village en apparence idyllique. Il apparaît très vite que derrière les relations sociales paisible se cache une bouillie infâme d’inceste, de pédophilie et de suicide. Place du Marché 76 taille en pièces des notions politiques douteuses comme la tradition, l’ethnicité ou l’identité en les soumettant à la pression de cette cocotte-minute qu’est le petit village. Aussi grotesque qu’apparaisse l’enchaînement des catastrophes, Lauwers ne verse jamais dans le cynisme. Avec Place du Marché 76, il cherche réellement à comprendre ce qui maintient, malgré tout, la cohésion d’une communauté, et comment elle peut se réinventer lorsqu’elle ose enfin comprendre que sa propre identité n’est qu’une illusion maladroitement entretenue.

Dans ses belles notes dramaturgiques au sujet du Poète aveugle, Erwin Jans fait référence aux Identités meurtrières d’Amin Maalouf. Pour l’auteur franco-libanais, toute la violence dans l’histoire occidentale a des racines identitaires. Cette idée est l’un des fils rouges dans Le poète aveugle. Mais l’identité n’est pas seulement une source de violence, elle nous permet aussi de donner du sens à nous-mêmes et au monde qui nous entoure. Même si l’identité est une notion aussi complexe et contradictoire que la réalité, elle est conçue de manière plus univoque en période d’angoisse et de relativisme culturel, afin de rendre la réalité plus compréhensible et plus maîtrisable. Les histoires de sept comédiens dans Le poète aveugle montrent que plus on remonte dans l’histoire, plus on trouve de ramifications, et plus l’identité devient imbriquée et impure. Le spectacle invite non seulement à reconnaître cette multiplicité, mais aussi à la chérir.

 

Histoires de familles

Pour Lauwers, sa troupe n’est pas simplement une structure professionnelle. En tant que communauté à la fois théâtrale et familiale, elle revêt une signification sur le plan tant réel que métaphorique. Needcompany a toujours été une sorte de société miniature, un peu comme la Factory d’Andy Warhol. D’où ‘Need-company’, c’est-à-dire ‘we need one another’. Mais aussi : ‘a company in need of company’ – une compagnie qui s’adresse en direct au spectateur et qui l’invite à passer une soirée ensemble. ‘An evening with Jan Lauwers and his friends’ : c’est ainsi que Lehmann a décrit un jour le spectacle Invictos (1991).

La troupe a vu le jour parce que, après ses premiers pas en tant que créateur de théâtre, Lauwers s’est imposé de plus en plus clairement comme metteur en scène, et qu’il lui fallait donc une compagnie. Cependant, dans Le poète aveugle, il apparaît clairement qu’il ne peut être metteur en scène qu’en compagnie de sa ‘famille’ : he needs company. Il partage la scène avec eux, il faut absolument qu’il en soit, tous les soirs. Le légendaire Tadeusz Kantor lui aussi partageait toujours la scène avec ses comédiens, pour pouvoir encore corriger le tir en direct. Mais aussi pour apparaître en tant qu’auteur de sa propre pièce et en tant que narrateur de l’histoire que ses comédiens représentaient ensemble. La présence de Lauwers est d’un tout autre ordre. Discrète, juste devant la scène, sans qu’il ne prenne lui-même la parole ou qu’il n’intervienne sur les événements, pour accompagner ses acteurs tout au long de la soirée avec amour, comme une sorte de chœur solitaire, mais aussi en tant que premier public. Le Lauwers sur la scène est une absence présente.

Les collaborations au sein de Needcompany sont basées sur des liens personnels et amoureux – ce qui est professionnel est en même temps affectif, et vice versa. Depuis La chambre d’Isabella, Lauwers pose de surcroît cette bande intimement liée comme cadre dramaturgique de ses spectacles. Dans Sad Face | Happy Face, on passe de l’être ensemble au chanter ensemble. La musicalité et la ‘choralité’ sont les éléments constitutifs de cette trilogie théâtrale. Chanter ensemble crée du lien, de la communauté. Sans chœur, la tragédie grecque perd tout son sens politique et social. Ce qui reste n’est rien de plus qu’une petite histoire portée par des personnages plus grands que nature. Dans Sad Face | Happy Face, la choralité rassemble les personnages, mais elle tend également la main au public. Sur la scène, les spectateurs voient des personnes aux parcours de vie et aux origines très différents, qui chantent ensemble et forment ainsi une communauté, en dépit tout. Et le public se voit lui-même, ressent qu’il est tout de même possible d’être ensemble, par-delà toute la solitude existentielle. Dans La chambre d’Isabella, une femme, Isabella, jouée par Viviane De Muynck, tient cette communauté ensemble, même si c’est pour la déstabiliser par la suite. Elle est la mère, mais aussi la pute de l’histoire, elle est le soin et la violence, l’amour et le désir, la chaleur du nid mais aussi le précipice sans fond.

 

La puissance de la narration

Dans Le poète aveugle, le savoir-faire artisanal du metteur en scène Lauwers apparaît très clairement. Tout ce qui se passe sur scène semble naître spontanément, avec désinvolture, de nulle part, de manière organique et fluide. C’est comme s’il avait mis en scène tout le spectacle du bout des doigts – mais ça, je pense que ce n’est qu’une apparence. Ce qui à première vue ne semble être qu’une série de fragments (sept récits biographiques juxtaposés sans trame sous-jacente) finit par confluer avec une parfaite cohérence. Les récits individuels sont maintenus ensemble par un langage visuel plastique cohérent. Il faut dire que les spectacles de Lauwers sont l’œuvre d’un plasticien. Ils ont des qualités visuelles et sculpturales. Dans Le poète aveugle on voit notamment un corps de cheval sur une grue, deux grands robots ou pièces d’échecs, un gigantesque ballon qui représente une cellule cancéreuse, de magnifiques costumes, une batterie de spots sur la paroi du fond, etc. Ensemble, ces éléments constituent une installation théâtrale. Souvent, les objets sont en outre une espèce de fétiche qui hante les vies des personnages, mais qui leur confère également un sens, comme la collection ethnographique du père de Lauwers dans La chambre d’Isabella.

Tandis que les spectacles précédents de Lauwers étaient construits sur des actes de démolition systématique – démolition des structures narratives dramatiques, de la cohérence et de l’illusion, de la psychologie et des personnages – depuis La chambre d’Isabella la narration (épique) occupe de plus en plus explicitement le devant de la scène. Non pas en tant que principe organisateur (‘j’explique et je clarifie’), mais en tant que rituel de communion, pour arriver à faire sens de sa propre vie, mais plus encore de la réalité (‘nous essayons de comprendre’). Ce faisant, Lauwers ramène à nouveau le théâtre postdramatique vers la tradition épique de Brecht, un théâtre qui explicite toujours l’instance narrative afin de révéler ainsi le caractère fondamentalement fictif de toute réalité, au théâtre comme en dehors.

Chaque communauté a besoin d’histoires, de fiction, pour se comprendre elle-même et comprendre la réalité. De nouvelles histoires peuvent être écrites afin de dépasser le paysage désolé de la crise postmoderne, non pas en prenant la fiction pour la réalité, mais justement en reconnaissant cette fiction comme étant imaginaire. C’est ainsi que Lauwers a évolué dans son travail, laissant derrière lui l’ironisation postmoderne (qui est devenue avec le temps une tendance généralisée et interchangeable) et l’esthétique postdramatique (qui a subi avec le temps une académisation poussée). En optant pour une approche plus personnelle, Lauwers joue minutieusement de l’équilibre délicat entre autoréférentialité et générosité. Le poète aveugle pourrait être un spectacle empreint de vanité s’il se cantonnait à être une autobiographie artistique, mais il évite systématiquement cet écueil. Partant du ‘je’ de l’auteur, on passe par le ‘nous’ de la compagnie pour déboucher sur le ‘nous’ de la communauté imaginaire que constitue tout public.

Depuis La chambre d’Isabella, Lauwers laisse constamment derrière lui la résignation postmoderne dans laquelle ne subsistaient que le doute existentiel et la fragmentation. Ses spectacles deviennent toujours plus humains, voire tendres, en équilibre entre le pessimisme et la joie de vivre. Le poète aveugle est le point culminant de cette quête. Sans ironie, il pose la question : comment vivre ensemble aujourd’hui ? La réponse ne réside pas dans l’impossibilité de la déconstruction postmoderne. Le spectateur ne se perd plus dans le labyrinthe de son vide existentiel. Certes, l’Histoire touche à sa fin, les Grands Récits idéologiques ont fait leur temps, le passé et l’avenir ne sont plus des guides pour le présent. Même les interprétations univoques de la réalité et des fictions dans lesquelles nous tentons de saisir cette réalité sont devenues impossibles. La réponse se trouve dans la générosité avec laquelle nous voulons et osons travailler avec les identités fragmentaires, impures, les nôtres autant que celles de ‘l’autre’. Lauwers fait une démonstration pleine de tendresse de la façon dont l’Occidental se débat avec son passé, mais surtout avec son présent, comment il tente de se trouver une place à lui dans ce nouveau monde si complexe. Les histoires particulières peuvent l’y aider. Dans Le poète aveugle, la narration n’apparaît pas seulement comme une transmission, mais aussi comme une survie. Comme une nécessité.

Ce n’est pas par hasard si le titre du spectacle fait référence au poète syrien aveugle Abu l-‘Alaa al-Ma‘arri (973-1057). Homère aussi était aveugle. Et lui aussi cherchait à donner à l’homme une place dans l’histoire, par le biais des histoires particulières d’un certain nombre de familles.

 

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Karel Vanhaesebrouck enseigne l’art dramatique et l’histoire culturelle à l’ULB et au RITCS à Bruxelles. Il est également professeur invité à l’ESACT à Liège. Il est essayiste et dramaturge.

 

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