Raconter des histoires n'est pas le fort des chorégraphes contemporains. A la narration linéaire, rappel des livrets des ballets classiques, ils préfèrent l'abstraction accidentée, reflet de l'époque chaotique. La chorégraphe Grace Ellen Barkey, interprète fétiche du chorégraphe et metteur en scène flamand Jan Lauwers, fait exception : elle aime non seulement raconter des histoires mais sait en faire vibrer l'épaisseur. Digressions, flash-back, changements de rythmes et de points de vue garantissent un bouillonnement de l'action qui tire à hue et à dia sans que l'on perde de vue le déroulé logique de la fable. Après avoir adapté trois œuvres de Bela Bartok, Le Mandarin merveilleux, Le Prince des Bois et Le Château de Barbe-Bleue, Grace Ellen Barkey s'attaque dans son spectacle (And), conçu pour six interprètes multicartes, à un ancien conte chinois merveilleux et cruel revu à la fin du XVIIIe siècle par le poète Carlo Gozzi. La Princesse T. hait les hommes : tous ceux qui veulent l'épouser doivent résoudre trois énigmes si complexes qu'ils se retrouvent l'un après l'autre la tête coupée. Ce carnage amoureux routinier prend une tournure encore plus tragique avec l'arrivée à Pékin d'un prince inconnu qui trouve les trois réponses. La Princesse T. ira-t-elle jusqu'au bout de son destin sado-maso ? Sur ce fil, tenu en laisse par une narratrice-chanteuse (Angélique Willkie), se greffent de multiples traductions de chaque séquence : texte, danse, manipulations d'objets façon opéra chinois, solo de guitare, chanson rap entrent en collision. Le résultat, mi-concert de danse mi-théâtre rock, a tout d'un spectacle hybride comme le veut la mode. Le petit plus de Grace Ellen Barkey : laisser du jeu - au sens articulaire du terme comme dans un objet de marqueterie mal ajusté - entre les éléments tout en appuyant à fond sur la pédale de la représentation. C'est dans ce va-et-vient entre ironie et naïveté que le conte prend sa saveur. On cale pourtant sur la longueur : tous les ingrédients sont d'emblée posés sur le plateau, de sorte qu'au bout de quelques minutes on a compris le système. Ce spectacle introduit l'opération "Jan Lauwers et ses amis", rendue possible par l'association du Théâtre de la Ville et du Théâtre de la Bastille, qui soutient Jan Lauwers depuis près de vingt ans.