Un cocktail enchanteur
Eva-Maria Magel - Frankfurter Allgemeine Zeitung – RMZ (20 janvier 2014)

Les Belges de la Needcompany présentent leur « Needlapb » au Mousonturm à Francfort Les comédiens du Burgtheater de Vienne ne sont pas venus à Francfort. «Trop chers», résume Jan Lauwers, « donc le mieux est de faire le travail nous-mêmes ». Ce sera tout à fait passionnant de voir à Vienne « Begin the Beguine », le texte posthume de John Cassavetes, en allemand et dans une distribution de premier ordre – la première aura lieu dans la capitale autrichienne en mars. Mais pour l’instant, c’est à Francfort que les choses se passaient. Lauwers, étant « artiste in residence » au Burgtheater, a dû creuser sérieusement un scénario décousu pour que les mots y aillent au sens et à l’essentiel. Cela étant, la façon dont lui et Benoît Gob mettent sur scène un Morris et un Gito fatigués de la vie, au bout du rouleau, la façon dont ils s’enferment dans un appartement de passage et y font un remake de « grande bouffe » avec du sexe vénal, y échangent pensées philosophiques sur l’amour, la vie et la noirceur, c’est du très beau travail. Sans oublier la Needcompany qui les accompagne : pas seulement sous la forme des deux taxi-girls, mais aussi dans le jeu des clowns, des barmen, des musiciens, que les comédiens interprètent à tour de rôle pendant un spectacle de deux bonnes heures. Un pot-pourri de work in progress non achevé, présenté devant un public restreint : le côté exclusif de l’annonce a rempli la Mousonturm de Francfort pratiquement jusqu’aux cintres. Depuis 1989, quand Jan Lauwers a présenté son premier travail au Theater am Turm, la Needcompany, troupe belge et sommité de la performance et de la trans-discipline, compte parmi les valeurs sûres du théâtre à Francfort, ce dont témoignait le public, mélangé comme jamais. L’ensemble qui, dans des configurations sans cesse changeantes, présente ses œuvres en solo, en groupe ou avec d’autres artistes, a donné pendant deux soirées sa présentation nommée « Needlapb » au Mousonturm, qui célèbre cette saison son vingt-cinquième anniversaire – un cadeau d’anniversaire en quelque sorte. À côté du travail de Lauwers pour le Burgtheater, on a pu voir des bouts filmés ramenés de Chine par Benoît Gob : la viande fraîche proposée sur les marchés en Chine pourra certes ne pas être du goût de chaque spectateur, mais pourtant, le frétillement des poissons encore vivants, repris en boucle, créent comme une danse burlesque qui, au-delà du dégoût, met l’accent sur la compassion pour tout ce qui vit. La partenaire de Lauwers, Grace Ellen Barkey, diva et doyenne de la Needcompany, n’a montré qu’un court extrait de « Grace for Graz », suspendue à un lustre de cristal. Maquillée en clown, vêtue d’une tenue de danse traditionnelle indonésienne et coiffée d’une tiare ornée de fleurs artificielles, c’est pourtant elle qui a été le point de mire du spectacle. En contrepoint exact de cet étalage de glamour, il y a Maarten Seghers, dont la décoiffante chanson dada, avec haut-parleur bricolé, a été le véritable moment de désopilation de la soirée. Le voir faire le pont entre mot de passe oublié et raifort, en s’accompagnant des mains et des pieds sur sa caisse de résonance en bois au son caverneux, avait un charme tout particulier et un effet garanti sur les zygomatiques. Et lorsque dans une litanie allant jusqu’au seuil de la douleur, on prend congé d’un monde qu’il nous faut quitter pour le Grand Tout, ce work in progress prend des allures prémonitoires, comme tous les projets que compte entreprendre la Needcompany cette année. Cependant l’introduction de Lauwers, selon laquelle le public allait voir une série d’échecs, le tout assorti de statistiques sur la situation précaire des artistes indépendants en Europe, n’était pas l’excuse trop souvent entendue pour masquer un projet avorté dont le manque de moyens est aussi artistique. Le soin mis par la compagnie à mixer les cocktails pour le public pendant l’entracte s’exprime aussi dans son travail – et c’est l’une des raisons pour lesquelles, même après 25 ans, il reste toujours aussi frais.

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