La folle tristesse en face de la mort
Bernhard Flieher - Salzburger Nachrichten (30 juillet 2008)

La guerre, la mort, la tristesse et nous – Jan Lauwers et Needcompany racontent dans ‘La Maison des Cerfs’, à la Pernerinsel à Hallein, des histoires tristes sans fin HALLEIN (SN). La mort a de nombreuses vies. Elle fait irruption sous des aspects divers. En tant qu’escadron de la mort, que bombe, que loup. Ou en tant que fusil de chasse avec lequel on peut facilement tuer des cerfs. Toucher par hasard ou assassiner. Même en tant qu’amateur. De temps en temps, la mort surgit, comme une idée un dimanche matin. Comme le chantait le Velvet Underground en 1966 : ‘Sunday morning and I am falling/I’ve got a feeling I don’t want to know.’ La mort suscite les histoires les plus puissantes de l’humanité. Jésus, Kennedy, Lennon – ou même, l’histoire de la Maison des cerfs. ‘Les bonnes histoires sont noires. Tragiques. Avec beaucoup d’incestes et de meurtres,’ dit quelqu’un sur la scène. Et toutes ces histoires, on les retrouve sous leur forme primordiale dans la mythologie, qui fait de la mort violente un moteur du renouveau. La mort ne devient vraiment excitante et menaçante que parce que c’est la vie qui nous intéresse. Un monument à l’amour, érigé sur la désespérance Là où nous rencontrons la mort, où nous vivons la fin – mais où nous survivons encore un peu – jaillit de cette mort une forme de vie qui nous montre des abîmes et de l’espoir. La mort enfante la tristesse. Et celle-ci nous entraîne dans des mondes d’émotions imprévisibles. Certains les laissent faire rage, d’autres les font taire. Le sentiment de perte et d’incertitude, mais également la nécessité de commémorer les morts, de les maintenir ainsi reliés à la vie, nous rassemble tous. ‘L’enterrement est le seul événement social dont le rituel est immuablement fixé dans toutes cultures et respecté en tant que tel,’ dit un acteur sur la scène. Ainsi, tout en dansant, les comédiens érigent sur la scène un monument à l’amour. Monument quelque peu ridicule, car il naît d’une douloureuse désespérance. Ils se concertent pour savoir comment les choses auraient pu tourner autrement (mieux ?), ou qui sera la prochaine victime. Ils renforcent des souvenirs et écrivent l’histoire. Une mère tente très péniblement d’habiller sa fille morte, et nue, qu’on a ramenée chez elle après la guerre. Une situation insoutenable. Une procédure qui semble ne jamais devoir finir, ce qui accentue encore le chagrin lié à cette manipulation. Dans ces instants-là, où l’on sent, de première main, le commerce avec la mort, où chacun est conscient de sa propre finitude, Needcompany parvient à susciter une émotion suprême avec sa nouvelle pièce ‘La Maison des cerfs’. C’est là que l’angoisse, et le malaise, rôdent sur la scène. Et en effet, le cerveau met en marche une écrasante machinerie du souvenir – souvenir des morts et de toutes les histoires. Et l’incertitude aussi nous coupe le souffle : que faire maintenant, alors qu’il manque quelqu’un ? ‘La Maison des cerfs’ est la partie finale de la trilogie ‘Sad Face / Happy Face’ de Jan Lauwers et Needcompany. Les autres parties sont intitulée ‘La chambre d’Isabella’ (2004) et ‘Le Bazar du Homard’ (2006). La dernière pièce a été écrite spécialement pour le Festival de Salzbourg, et a connu sa première lundi dernier à la Pernerinsel de Hallein. L’homme de théâtre flamand Lauwers a créé une soirée à la fois brutale et touchante – pleine de significations profondes et de clins d’œil, remplie de mélancolie et de tragédie, et avec la certitude totalement apaisante, réconciliante, que l’histoire peut connaître plus qu’une seule fin. Il ne s’agit pas d’une vérité impossible, mais de moments remplis d’une émotion suprême. ‘A un moment aussi intense, où tout change, le temps s’arrête,’ disent-ils. Et au moment même où cette phrase est dite (et où quelqu’un se fait tuer, d’ailleurs), le moment est déjà passé. Le fait de mettre la mort et la tristesse au centre de tout s’avère être un idéal pour le langage théâtral de Lauwers, qui n’a plus à prouver ses qualités et qui est d’ailleurs souvent copié. Lauwers fait preuve d’un instinct convaincant pour débusquer les grandes tragédies ; pour leur adaptation archaïque, il a d’excellents complices sur les planches, et sa tête renferme un océan d’idées. La tristesse n’a pas de forme particulière, affirme-t-on. Mais c’est précisément cette émotion qui rassemble toutes les cultures. ‘Peut-être que le sentiment authentique lors d’un enterrement – le chagrin – est le seul qui rassemble toutes les cultures. Pas le bonheur,’ dit quelqu’un sur la scène. La tristesse peut contenir de la rage ou de la destruction. Mais il peut également en découler du recueillement ou une renonciation au monde. Des espaces surréels pour les rêves et les cauchemars Dans ‘La Maison des cerfs’, Lauwers sonde la détresse, non seulement dans la société, mais également dans l’âme individuelle. Le théâtre est un espace surréel pour la danse et la musique, pour le langage et le mouvement, pour les arts plastiques et l’introspection des comédiens, pour les rêves et les cauchemars. Jamais une signification univoque n’est revendiquée. Cela ne facilite évidemment pas la réflexion, mais cela offre néanmoins une liberté incroyable d’opérer des associations, de regarder les choses chacun à sa façon, ce qui suscite, encore le soir même, de profonds sentiments. Et pourtant, il est vrai aussi que : ‘Personne n’écrit sa propre histoire.’ Le point de départ de ‘La Maison des cerfs’ – comme souvent dans les mises en scène de Lauwers – n’est pas imaginaire. Le frère de la danseuse de la troupe a été tué par balle en 2001 au Kosovo alors qu’il travaillait comme photographe de guerre. La troupe apprit la nouvelle alors qu’elle était en route pour une représentation en tournée. Dans les vestiaires, ils se mettent à réfléchir et à donner du sens à la mort. Finalement, la troupe se prépare à partir pour la Maison des cerfs. C’est le lieu où se retire la famille. Rien que pour cela, c’est un endroit sinistre. Car toute tragédie est une histoire de famille. C’est là que s’arrête la partie logique de ce drame. Le reste n’est qu’imagination débridée. Il s’agit d’un sujet des plus durs. Pourtant, il est raconté avec légèreté. Les scènes de dialogue, les histoires en vrac, les interventions frontales, déclaratives avec le public (comme celle de la fantastique Viviane De Muynck), les scènes de danse assorties et accompagnées de chansons pop avec une simplicité qui laisse s’exprimer une émotion profonde, tout cela laisse émerger au final une image grandiose. Dans un tel concept d’émotion totale, ce n’est finalement pas grave s’il y a un détail ou l’autre qui ne colle pas. De même, d’un point de vue dramatique, ce n’est pas grave si (par comparaison avec la répétition générale) une comédienne disparaît de la scène l’espace d’un instant. La mort n’est rien comparée à la lutte pour la survie Quelques heures avant la première, Anneke Bonnema s’est blessée au dos. Le médecin lui a interdit de rester debout ou assise. C’est ainsi qu’elle a joué son rôle – du moins, les parties chantées et parlées – couchée sur une civière au bord de la scène. Le fait qu’elle ne quitte pas la scène, même lorsqu’elle n’est pas là, est notamment dû au fait que la stricte séparation entre l’artiste et le personnage est utilisée comme un puissant effet de style. Ici, personne ne sort de son rôle. Ainsi, on évite toute illusion trompeuse de la création d’une réalité. C’est également pour cette raison que – malgré toutes les atrocités auxquelles on assiste – on ne baigne jamais dans le sang. Ce sont le cœur et le cerveau qui sont mis à feu et à sang. Ce qui était ressenti, dans des œuvres antérieures – comme dans la ‘Snakesong trilogy’, créée il y a environ dix ans – comme noir, voire même sans espoir, avec un commentaire cynique sur l’état du monde, devient à présent un simple jeu sentimental, ironique, insouciant avec l’impossibilité de tirer des conclusions définitives. Les cerfs peuvent d’ailleurs symboliser ce changement d’attitude. Ils n’ont rien de malveillant. Au contraire, ils évoquent des associations avec la grâce et l’élégance, et ce sont évidemment des animaux d’une grande puissance mythologique. ‘Watch out, the world is not behind you’. Cette phrase – dérivée d’une citation du Velvet Underground – traverse la mise en scène comme une devise. Mais où le monde est-il réel, et où est-il fictif ? Comment entre-t-il dans notre vie ? Cela se fait-il toujours à partir de l’extérieur ? Needcompany formule des propositions – devant l’imminence de la mort. Il n’est pas question de fournir des réponses concluantes. A quoi bon, tout le monde se rend bien compte qu’il n’en existe aucune. Même le caractère définitif de la mort ne nous fournit aucune certitude. La mort est simplement le début de la prochaine histoire. La tristesse crée la prochaine tragédie. Puissante, triste, différente, nouvelle. La vraie lutte pour la survie consiste en la survie elle-même, car ‘there’s always someone around you who will call’, dixit le Velvet Underground.

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