Inconscient des menaces qui l’entourent, l’empereur romain Titus tente d’être à la hauteur de sa fonction et de ses propres normes.
Titus pratique la magnanimité : il pardonne à ses opposants et fait don de l’argent destiné à la construction d’un temple à son honneur pour les victimes de la dernière éruption du Vésuve. Il libère également Servilia, qu’il voulait épouser pour des raisons d’Etat, quand l’amant de celle-ci, Annio lui demande de le faire. Mais il n’est pas armé contre la rage secrète de Vitellia, qui le veut lui et la co-régence pour elle-même et pousse son ami Sextus au meurtre et à la révolte. Le Capitole est déjà en flammes. Quand Sextus confesse avoir été l’instigateur de la rébellion, Titus est face à un dilemme : signer l’arrêt de mort du Sénat ou  laisser sa proverbiale clémence de l’emporter. 

Le paradoxe de TITUS

“Clemenza”, la « clémence » : c’est un mot qu’on ne rencontre pas souvent sur les réseaux sociaux. Il n’y a pas non plus beaucoup d’exemples dans le monde du pouvoir qui donnent une importance à la clémence ou au pardon. Le plus beau cas de « clemenza » est sans doute le pardon de Nelson Mandela, basé sur la philosophie Ubuntu. Vingt-cinq ans d’emprisonnement et de solitude et puis, à sa libération, pardonner à ses bourreaux « blancs ». C’est presque inhumain. 

Aujourd’hui nous ne pouvons plus écouter cet opéra sans nous rendre compte que nous vivons une époque ultra rapide, en plein bouleversement. Nous le voyons partout en Europe : la démocratie qui dérive vers l’ochlocratie, la dictature du populisme. En des temps plus anciens, cette forme de dictature pouvait encore être réversible, mais à cause de la puissance des réseaux sociaux, cette dictature est devenue une force négative plus  impitoyable et presque inarrêtable. Qu’est-ce que tout cela a à voir avec la dernière œuvre de Mozart, humaniste affirmé qui considérait l’amour et la compassion comme les signes les plus importants de la civilisation ? Comment pouvons-nous comprendre cette œuvre aujourd’hui alors que le pouvoir du populisme se propage ? 

Dès le départ, tout est immédiatement clair : Titus se plie à la volonté du peuple, en prenant ses distances avec sa bien-aimée Bérénice, parce qu’elle est une immigrée. Le peuple ne veut pas d’étrangers. 

La vision de l’humanité de Mozart, imprégnée d’amour et de sagesse, devient ici un idéal inattégnable. Titus ne veut pas être un couard mais il se rend compte qu’il n’y a plus de choix possible. Dans ce sens, il est un peu comme Mandela sans 25 ans d’emprisonnement et de solitude. Il n’a pas de temps pour réfléchir tout simplement parce qu’il n’a pas de temps. Le temps est écoulé. Mais Titus est aussi Trump, qui ne connaît pas la distinction entre le courage et la lâcheté, et qui donc ne se préoccupera jamais de pardon, parce qu’il est lui-même convaincu qu’il est la victime et qu’on lui doit la clémence. L’ochlocratie qui mène à un nouveau despotisme. 

Le fait que Mozart a écrit cet opéra juste après la révolution française fait de lui un visionnaire involontaire( ?). Après la révolution vient la dictature du tyran, après la dictature vient à nouveau la démocratie, après la démocratie vient l’ochlocratie, qui débouche ensuite sur une nouvelle tyrannie.  (L’écrivain néerlandais Ilja Leonard Pfeijffer décrit cela avec une grande clarté dans son dernier roman Alkibiades). 

Titus n’est pas Mandela, et pas non plus Trump. Titus est les deux. C’est le paradoxe dans cet opéra et un exemple phénoménal de grand art. L’art n’est grand que quand il s’approche de son temps. Pas un message moralisateur à la mode qui conforte le spectateur dans son opinion. Mozart traite son public avec respect, comme un rassemblement d’individus qui ne veut pas être manipulée. Et cela est déjà un grand mérite en soi. En cette époque où tout est vulgairement politisé, c’est un défi de mettre en scène cette œuvre sans le baratin de ce temps dans lequel nous vivons. 

Jan Lauwers