Jan Lauwers avec une mise en scène toute en dignité de “Begin the Beguine” de John Cassavetes pour le Wiener Burgtheater Nul ne porte aussi bien les chemises de smoking que les “Husbands” de John Cassavetes. Dans ce film de 1970, Peter Falk, Ben Gazzara et Cassavetes lui-même jouent trois époux new-yorkais en pleine crise existentielle après la mort d’un ami, qu’ils combattent en s’adonnant à une party de plusieurs jours. En 1987, peu avant son décès, le grand auteur américain Cassavetes écrivait une pièce pour Falk et Gazzara, pièce qui n’a cependant plus pu être montée. Aujourd’hui enfin, la première de “Begin the Beguine” a eu lieu dans l’“Akademietheater”, la petite salle de spectacle du “Burgtheater” de Vienne. Sur scène au début : un instantané de “Husbands”. Et si les hommes n’ont pas le même nom que dans le film, on peut lire la pièce comme une suite de “Husbands”. Les chemises de smoking qu’ils portent ici aussi leur vont à ravir. Mais ils n’ont plus 40 ans et ne sont plus des époux. Gito Spaiano porte sa croix avec une dignité amère; il a perdu foi en l’amour. Son ami Morris Wine – description du personnage: “sans cesse en quête de l’arc-en-ciel” – a la même vision des choses, mais une attitude différente. Parce qu’il ne se fait plus d’illusions sur l’amour, il se contente de l’illusion de l’amour. Cassavetes met à l’épreuve ses héros posés: ils se sont retirés dans un appartement qu’ils ne quittent pas pendant plusieurs semaines. Peut-être ces deux-là se sont-ils retirés pour mourir. Ils veulent d’abord faire leurs preuves: ils commandent et recommandent de nouvelles prostituées à un mac, lesquelles ne satisfont jamais leurs exigences compliquées. C’est que, au fin fond de leur cœur, Gito et Morris attendent encore l’amour – et ils peuvent attendre longtemps. Le Belge Jan Lauwers ou la combinaison gagnante d’empathie et de distance “Begin the Beguine” est aussi absurde qu’une pièce de Beckett, aussi exclusive qu’une petite soirée entre messieurs et aussi philosophique qu’une comédie de Tchékhov. Le metteur en scène idéal pour ce mélange brut serait Cassavetes lui-même, s’il n’était mort depuis 25 ans. Le seul metteur en scène capable de la combinaison indispensable d’empathie et de distance est peut-être bien le Belge Jan Lauwers, dont la célèbre compagnie de performers, Needcompany, travaille depuis quelques années avec le “Burgtheater”. Cette association ne s’était pas, jusque là, révélée particulièrement fertile, mais cette fois, le résultat est en plein dans le mille. Premièrement, Lauwers a créé une ambiance au diapason du texte. Il est rare de voir un style si lapidaire et nonchalant sur les scènes germanophones. Celui-ci donne des moments marqués par la magie de Needcompany. Ensuite, aucune fausse note dans le jeu d’ensemble des deux compagnies: le “Burgtheater” fournit les messieurs parfaits pour les rôles, Falk Rockstroh en Gito (à l’origine, le rôle de Gazzara) et Oliver Stokowski (Morris/Falk), tandis que Inge Van Bruystegem et Sung-Im Her de Needcompany jouent les prostituées. Ces dames parlent principalement anglais, et leur langage corporel vient lui aussi clairement d’un autre monde théâtral. Ce qui ne dérange pas, bien au contraire : les problèmes de communication entre les macs et les prostituées débordées n’en sont que plus flagrants et plus comiques. A la fin, on revoit la photo de “Husbands”, cette fois avec la date de naissance et du décès des trois messieurs, qui sont entretemps tous passé de l’autre côté de l’arc-en-ciel. Le fan de Cassavetes qu’est Lauwers a même intégré une déclaration d’amour dans la pièce: “Johnny, je t’aime!” Ce n’était pourtant pas nécessaire du tout. Toute la pièce est un grand hommage à John Cassavetes et à ses deux acteurs fétiches. Et bien sûr à leurs chemises de smoking.