Rodrigo Garcia a convaincu Jan Lauwers de recréer pour le théâtre hTh de Montpellier une pièce écrite par John Cassavetes qui n’avait jamais été montée. La confrontation des deux artistes Cassavetes/Lauwers donne une écriture dans l’écriture, une démonstration exacerbée et drôlatique d’un théâtre de l’intime.

La scène est quasi vide, deux chaises et, de part et d’autre, deux portants de vêtements côtoient deux tables de maquillage. Bientôt les comédiens, deux hommes et deux femmes, vont remplir tout l’espace de leurs corps nus, de leurs cris, de leur gestuelle emphatique, de leur joyeuse exagération. À cet instant on ne fait pas le lien avec l’écriture de John Cassavetes. L’auteur américain, adulé par plusieurs générations d’amoureux du 7e art, a rapidement abandonné les flonflons hollywoodiens pour construire librement des personnages en perte de contrôle, anti-héros malheureux, couples sans amour, et une inoubliable Femme sous influence… Mais pour le bouillonnant Cassavetes, le texte était davantage un point d'ancrage à l’énergie des acteurs qu’il poussait à l'improvisation. Et c’est là que le flamand Jan Lauwers pénètre de sa folle invention le registre intime de l’auteur. Ce dernier, très malade, avait imaginé avec Begin the Beguine une comédie pour ses acteurs fétiches Ben Gazzara et Peter Falk. L'esthétique du metteur en scène et plasticien est proche de celle de son confrère Jan Fabre, anversois comme lui. Dire qu’elle se marie à merveille avec celle de Cassavetes est un pléonasme. Leurs deux esthétiques se marient, mais ne se confondent pas. Leur point d’attache, c’est sans aucun doute un regard plastique sur la scène, sans mise en cohérence, en raison, en morale de l’histoire. La soudaineté de l’acte, de la prise de vue, du geste empêche le discours bien construit et prétend rendre à l’émotion sa nudité.

Les deux comédiennes de sa Needcompany et les deux comédiens de la troupe de Rodrigo Garcia, directeur du HtH, ont le talent de la démesure. Les deux amis, hommes vieillissants, réagissent chacun à leur manière pour oublier la vacuité de leur vie, ayant choisi de s’enfermer pendant quelques jours et de faire venir des prostituées et des danseuses pour rendre vivable leur retraite et rire ensemble.

Une œuvre sous tension. Si l’œuvre cinématographique de John Cassavetes est régulièrement diffusée en France, ses pièces de théâtre y ont été rarement montées. On retiendra les adaptations d'Ivo van Hove, anversois lui aussi, de Faces, Husbands et Opening Night. Le cinéaste américain, d’abord comédien formé à l’Actors Studio puis réalisateur délibérément en marge du cinéma hollywoodien, a marqué son époque avec une écriture sans fard qui ne demande qu’à être bousculée et sublimée par le jeu des acteurs. Les tensions extrêmes sont palpables à l’écran et, caméra sur l’épaule, Cassavetes se délecte des gros plans sur les acteurs-amis, Ben Gazzara et Peter Falk, sur sa femme aimée, Gena Rowlands, fasciné par l’énergie de chacun.

Fervent admirateur de John Cassavetes, Jan Lauwers a relevé le défi que lui a proposé Faces Distribution Company (la fondation qui gère les droits de l’artiste américain) de monter sa dernière pièce, Begin the beguine, écrite moins d’un an et demi avant sa mort, et que son état de santé ne lui a pas permis de porter sur scène. Elle n’a jamais été jouée. Le défi pour Jan Lauwers était donc de porter un texte écrit en 1987 sans trahir un créateur adulé parce que dérangeant. Si les mots de Cassavetes semblent parfois enfermés dans une époque révolue, le théâtre organique et déjanté de Jan Lauwers les réveille. Une première version a été montée en 2014 avec le Burgtheater de Vienne, avant que Rodrigo Garcia ne propose à Jan Lauwers de s'en saisir à Montpellier avec deux acteurs de sa propre compagnie. Le metteur en scène donne à l'œuvre un relief virevoltant, rendant gesticulatoire et survolté le jeu de quatre comédiens magnifiques.